Le phénomène Nayib Bukele, président du Salvador, n’est pas une anomalie latino-américaine. C’est un prototype de puissance post-libérale : hyper-efficace, hyper-populaire, structurellement autoritaire, et acclamé en silence. Une politique hyper proactive qui en quelques années a changé de A à Z la vie des habitants. Mais un Bukele européen est-il possible ?
Résultats sans appel et consentement de masse
El Salvador affichait en 2015 un taux d’homicide de 103 pour 100 000 habitants. En 2024 : 1,9. Une chute de 98 %. Près de 85 000 arrestations en deux ans. Disparition totale de la présence visible des gangs dans les quartiers. Extorsions divisées par dix. Taux de criminalité plus bas que ceux de la France ou des États-Unis. L’efficacité n’est pas un discours. Elle est une domination statistique. Comment ? En emprisonnant en masse. En ne faisant pas dans le détail. En visant large. En construisant des prisons immenses aux conditions de vie très dures. Bukele a rendu la vie des malfrats plus difficiles. Et celle des habitants plus sûre, plus douce, sans se soucier du qu’en dira-t-on et des sanctions morales. Dans un monde toujours plus apte à défendre l’agresseur que l’agressé, il a fait fi des tendances et a agi en père de famille. Radicalement. Sans détour.
Une politique si radicale pourrait être sujette à désapprobation ou à de grands débats internes. Que nenni : il ne fait l’objet de quasiment aucune contestation. L’approbation présidentielle dépasse les 85 %. Aucun président dans les Amériques n’atteint un tel seuil. La population ne demande ni garanties juridiques, ni pluralisme, ni séparation des pouvoirs. Elle demande que ça cesse. Et ça a cessé. Le consentement ne s’exprime pas dans les urnes, mais dans la reddition du quotidien. Le peuple ne conteste pas l’ordre quand il le libère.
Les voix inaudibles
ONG, avocats, journalistes, organisations internationales : tous parlent. Leurs griefs sont constants, prévisibles, ritualisés. Mais leur langage a perdu sa force. Les catégories qu’ils mobilisent (“droits de l’homme”, “procès équitables”, “société civile”) n’ont plus de prise sur une population qui a vécu l’enfer du gang, la peur quotidienne, l’impunité installée comme ordre naturel.
Les pauvres emprisonnés, les innocents capturés, les morts par erreur sont le prix tragique mais assumé d’un redressement massif. L’échelle du basculement justifie l’imperfection de l’opération. Il n’existe pas de purge propre. La sécurité de masse implique des erreurs individuelles. Le peuple l’a compris. L’élite internationale, non.
L’opinion mondiale n’a pas désapprouvé Bukele. Elle a préféré se taire. Non par lâcheté. Par lucidité. Parce que la critique serait inefficace, et l’alternative absente. Parce que ce qui se joue à San Salvador n’est pas un débat démocratique, mais une reprise de contrôle civilisationnel. Et les résultats parlent plus fort que les principes.
Le silence est devenu stratégique. Il ne signe pas un échec moral, mais une reconnaissance implicite : cette politique fonctionne. Les droits de l’homme sont importants. Mais ils n’ont jamais garanti la vie. Bukele, si.
Rupture stratégique mondiale
Bukele a montré que la passivité face au crime était un choix, non une fatalité. Que l’État pouvait redevenir une machine offensive, non un gestionnaire impuissant. Que les cartels, les maras, les mafias n’étaient pas des fatalités sociales, mais des cibles répressibles. Ce qui paraissait structurel s’est révélé politique. Ce qui semblait irrémédiable fut effacé en deux ans.
Les droits ne sont pas un rempart mais une variable. Non pas supprimés, mais suspendus, contournés, subordonnés à l’objectif. Leur fonction première, limiter le pouvoir, est redevenue discutable quand ce pouvoir est le seul rempart contre la barbarie. La sécurité ne naît pas du droit. Elle en est la condition préalable. Bukele l’a compris. Il l’a assumé. Et il l’a imposé.
La démocratie est une indulgence conditionnelle. Elle fonctionne quand les règles protègent, pas quand elles freinent. Quand elles libèrent, pas quand elles paralysent. En contexte de violence systémique, la séparation des pouvoirs devient parfois une forme de complicité. Bukele n’a pas supprimé la démocratie. Il l’a rendue opérationnelle.
Les autres dirigeants observent, jalousent, imitent à voix basse. Certains convoitent les méthodes. D’autres les résultats. Tous sentent que quelque chose a basculé. L’autoritarisme efficace est redevenu désirable. Non comme nostalgie du passé, mais comme réponse fonctionnelle à un monde dégradé. Face à l’effondrement du contrat social, le pouvoir dur redevient attractif. Non pas malgré, mais à cause de son efficacité.
Excellence embarrassante
La presse occidentale tente d’étouffer la réussite. Le phénomène est couvert, mais jamais célébré. Chaque article commence par rappeler les risques pour l’État de droit, la “dérive autoritaire”, les atteintes aux libertés. Mais les chiffres, baisse des homicides, extinction des gangs, adhésion populaire massive, sont relégués, minimisés, voire absents. Ce ne sont pas les faits qui posent problème. C’est ce qu’ils disent.
Les éditoriaux dénoncent des dérives, mais évitent les chiffres. Car ces chiffres ne sont pas discutables. Ils imposent une réécriture du cadre. Ils signifient qu’un État peut vaincre le crime à condition de transgresser les dogmes libéraux. Ils révèlent que la légitimité ne vient plus de la procédure, mais de la protection. Et que le confort moral des démocraties occidentales est une posture qui ne résiste pas au test de la violence réelle.
Les chefs d’État se taisent pour ne pas trahir la comparaison. Ils savent que leurs peuples regardent Bukele avec envie. Que sa radicalité sécuritaire semble plus crédible que leurs protocoles. Ils savent qu’ils n’ont ni sa cohérence, ni son courage politique, ni ses résultats. Ils ne condamnent pas. Ils détournent les yeux.
L’élite bien pensante n’a plus les arguments. Elle oppose des principes abstraits à une expérience vécue. Elle parle droits abstraits, quand la rue veut juste la sécurité. Elle invoque la démocratie, quand celle-ci ne produit plus que confusion, impuissance, criminalité impunie. La victoire de Bukele est un désaveu de leurs discours. Non parce qu’il les a contredits. Mais parce qu’il les a rendus obsolètes.
Économie intacte
On annonçait un effondrement économique. La fin du narco-État, la destruction des circuits informels, les arrestations massives, la perte de revenus issus des extorsions et du blanchiment devaient précipiter El Salvador dans le vide. Rien de cela ne s’est produit. L’économie a absorbé le choc. Et mieux encore : elle s’est recentrée.
Le tourisme grimpe. Plus de trois millions de visiteurs en 2023, un record absolu. Plages sécurisées, villes nettoyées, image transformée. Le pays autrefois classé parmi les plus dangereux de la planète vend désormais la stabilité comme produit d’appel. Investisseurs, expatriés, nomades numériques : tous entrent dans un territoire qu’ils auraient évité cinq ans plus tôt.
L’investissement revient. Les entreprises réintègrent des zones qu’elles avaient abandonnées. L’État, libéré du chantage criminel, peut orienter l’allocation des ressources. Les flux cessent de financer la peur pour soutenir l’ordre. Même les agences de notation, d’abord critiques, ont revu leurs prévisions.
La diaspora continue d’envoyer des milliards. Remesas intactes. Confiance restaurée. Les familles à l’étranger, longtemps otages de la terreur locale, soutiennent désormais un pays qui protège leurs proches. La réforme sécuritaire n’a pas tari les flux : elle les a légitimés.
L’ordre est devenu plus rentable que le crime. Ce qui relevait de la guerre a été converti en stabilité exploitable. Là où les experts annonçaient une récession, la sécurité a fonctionné comme catalyseur de croissance. Même les marchés s’inclinent. Ils ne valident pas un modèle idéologique. Ils suivent la rentabilité. Et celle-ci, aujourd’hui, penche du côté de Bukele.
Un Bukele européen est-il possible ?
La question revient en boucle. Elle suppose qu’un tel surgissement d’autorité, d’efficacité, de transgression puisse s’implanter au cœur des démocraties occidentales. La réponse est simple : non. Pas en l’état.
L’Europe est structurellement incapable de produire un Bukele. Non par manque de talent politique, mais par excès de réflexivité. La culpabilité post-historique a remplacé le projet. Toute forme d’autorité y est vécue comme une rechute. Tout usage de la force comme un aveu moral. L’ordre n’est plus un objectif : c’est un soupçon.
Les élites sont trop autocensurées, obsédées par la conformité à des normes abstraites. Le pouvoir s’y exerce comme gestion, jamais comme décision. La peur de l’erreur l’emporte sur l’urgence du réel. On préfère laisser une ville brûler que d’en assumer la reprise en main brutale. La politique est devenue un théâtre de bonne conscience.
Les peuples eux-mêmes sont trop enfermés dans une morale culpabilisante. Chaque crime est relativisé, chaque délinquant réinséré symboliquement avant même d’avoir été jugé. L’insécurité est tolérée comme effet collatéral de la tolérance. La douleur est intellectualisée, non combattue.
L’Europe a peur de son ombre. Elle se méfie de toute fermeté. Elle a désappris la souveraineté. Dans un monde où la violence revient, elle répond par des codes, des colloques, des protestations diplomatiques. Un Bukele y serait impensable. Il serait criminalisé avant même d’avoir prononcé une phrase.
Ce n’est pas une question de méthode. C’est une question d’anthropologie politique. L’Europe ne veut pas de victoire. Elle veut être certaine de ne pas avoir tort.