Alice, TDI ?

Le théâtre d’Alice : dissociation ou fabulation ?

Dans Legend, Guillaume Pley tend le micro à Alice, une jeune femme qui dit partager son corps avec treize identités. Derrière le décor : une mécanique trop lisse, trop consciente d’elle-même, où le symptôme n’est plus qu’un code narratif, une construction à destination d’un public avide de récits spectaculaires.

Le TDI comme fiction importée

Le vocabulaire employé par Alice ne vient pas des services de psychiatrie, il vient d’Internet. Système, alters, switch, front, co-front : tous les termes sont importés du champ anglo-saxon, essentiellement via TikTok, Reddit, Tumblr. Loin des patients réels, souvent confus, silencieux, perdus dans des décennies de flottement diagnostique, Alice propose une vision ordonnée, maîtrisée, presque pédagogique. Elle explique ses “parts” avec un langage clinique popularisé, sans béance ni faille. Or, dans un TDI réel, l’hôte ignore souvent l’ampleur du système interne, découvre des éléments par bribes, souffre de blackouts et d’amnésies qui empêchent justement ce regard global. Alice, au contraire, fait la guide touristique de ses propres fractures.

Les contradictions performatives

L’enfant intérieur, « Aurore », arrive à la demande. Petit sourire, clignement d’yeux, voix qui monte dans les aigus, puis présentation caricaturale. Aurore dit : “j’ai cinq ans… non, six”. Le détail est révélateur : dans un cadre clinique, les âges sont liés à des strates figées du trauma. Ils ne se choisissent pas en direct, comme sur une fiche personnage. Pire, Aurore théorise : “je n’aime pas les adultes à cause du viol”. Un enfant dissocié ne produit pas d’analyse causale ; il agit, il subit, il contourne. Ici, le trauma est intellectualisé, expliqué au spectateur. L’adulte reprend le contrôle quand il le veut, avec des excuses parfaitement intégrées. Tout est fluide, contrôlé, comme un exercice de communication.

Le symptôme sur-mesure

Alice explique qu’elle “choisit rarement” de basculer vers Lilia, mais qu’elle a décidé de le faire “pour le bien de l’interview”. La dissociation devient un bouton on/off, activable selon le contexte. Dans les cas documentés, les switchs ne sont ni prévisibles ni volontairement débrayables. Ils surgissent, souvent dans la douleur, parfois sans retour immédiat. Ici, l’interview est un décor, et le trouble une variable maîtrisée. Les goûts changent au gré des personnages : Franky Vincent est aimé, puis non, Aurora se corrige en Aurore, puis redevient Aurora. Le désordre est mis en scène, mais jamais réel. L’impression n’est pas celle d’un éclatement psychique, mais d’un solo virtuose devant caméra.

La mise en scène de l’altérité

La bascule vers l’enfant ne modifie ni la posture corporelle ni le regard. Alice continue d’interagir comme une adulte qui jouerait un enfant, sans le désarrimage corporel typique des switchs sévères. L’enfant ne demande jamais qui est cet homme en face, pourquoi on lui pose ces questions, pourquoi elle est là. Elle répond avec une disponibilité et une logique qui trahissent la continuité de la conscience adulte. Elle parle de TDI, de switch, d’alters, concepts qu’un enfant dissocié n’a pas. Les transitions deviennent des moments de show : interruptions calculées, effets appuyés, moments de silence pour créer du poids. Rien ne déborde, rien ne dérape, rien ne résiste au cadre.

La fabulation borderline-histrionique

Ce tableau est typique non d’un TDI, mais d’un fonctionnement borderline ou histrionique, avec fabulation consciente ou semi-consciente. Le trauma est central, mais il est scénarisé. Il sert à contrôler le regard de l’autre, à capturer l’attention, à occuper le centre. Alice construit une identité de survivante multiple, où chaque alter est à la fois victime et témoin, mais toujours au service d’un récit cohérent, socialement valorisé. Il ne s’agit pas d’un éclatement identitaire, mais d’un autoportrait en mille morceaux choisis. Le diagnostic psychiatrique est instrumentalisé comme une ressource narrative.

Les dégâts collatéraux

Ce type de mise en scène n’est pas neutre. Elle occupe l’espace médiatique au détriment des personnes réellement touchées par le TDI. Les patients dissociés, eux, ne passent pas à la télévision. Ils galèrent dans des circuits médicaux saturés, sont souvent sous-diagnostiqués, parfois enfermés sous d’autres étiquettes. Populariser une version caricaturale, télégénique, pseudo-éducative du trouble, c’est contribuer à l’invisibilisation des souffrances réelles. C’est produire du bruit sur le signal. Alice devient, malgré elle ou non, l’emblème d’une pathologisation spectaculaire, où le trauma est un drapeau qu’on brandit à heure fixe, pas une fracture qui saigne.

Le piège du média

Legend participe au dispositif. La mise en scène est double : celle d’Alice, qui performe son TDI, et celle de l’émission, qui organise le choc des émotions. Guillaume Pley joue le rôle du témoin bienveillant, amplifie les moments clés, reformule pour le public. Le format exige de l’intensité, des bascules visibles, des phrases fortes. Tout est codé pour l’attention, rien pour la rigueur clinique. Le TDI devient un produit audiovisuel, avec ses gimmicks, ses pics dramatiques, ses zones de soulagement. L’entretien n’explore pas, il consomme.

Au bout du compte, la question n’est pas : Alice ment-elle ? Mais : quel régime de vérité attend-on du spectacle ? Si le trauma devient performance, si la dissociation devient hashtag, si la souffrance devient variable d’audience, alors tout finit par flotter. La seule chose qui reste : le vertige de l’image.

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