Le 7 mai 2025, le PSG élimine Arsenal et se qualifie pour la finale de la Ligue des Champions. Un événement historique pour le club, une source de fierté pour ses supporters, une opportunité de communion nationale. En théorie.
Dans les faits : vitrines brisées avenue George V, scooters incendiés porte Maillot, affrontements sporadiques dans le métro, pillages de magasins de sport, guets-apens en périphérie. Trois blessés graves, 43 interpellations, et dès le lendemain, la mécanique bien huilée de l’oubli se met en place. Médias, autorités, élus : tout le monde tourne la page, au nom de la fête. Encore une fois.
L’agonie d’un imaginaire collectif
Dans d’autres pays, une victoire sportive majeure déclenche des scènes de liesse — parfois massives, parfois bruyantes, mais codées, encadrées, limitées. En France, ces victoires produisent autre chose : une décharge collective confuse où se mélangent euphorie, prédation, ressentiment et violence. Ce n’est pas la joie qui déborde. C’est l’ordre symbolique qui se fissure.
Ce n’est pas un phénomène nouveau. En 2018, la France remporte la Coupe du Monde : scènes d’émeute à Paris, Marseille, Lyon, Grenoble, Nantes. En 2020, l’équipe d’Algérie gagne la Coupe d’Afrique : dizaines de véhicules brûlés, commerces attaqués, forces de l’ordre prises à partie. En 2022, la finale de la Ligue des Champions Real-Liverpool est organisée à Saint-Denis. Des milliers de supporters anglais sont bloqués, gazés, volés. Gérald Darmanin accuse alors les Anglais. Il admet depuis, dans Legend, que les violences venaient de bandes locales, très organisées, issues des quartiers alentour. L’aveu arrive trois ans trop tard, sans conséquence.
Ces scènes ne sont pas des anomalies. Elles sont devenues une part du protocole. Fête, débordement, indignation, oubli. La séquence est rituelle. Elle s’inscrit dans le calendrier comme un passage obligé, presque folklorique.
Une violence ritualisée, sans revendication
Contrairement aux émeutes politiques, aux mouvements sociaux ou aux soulèvements historiques, ces violences n’ont pas de revendication. Elles ne demandent rien. Elles ne protestent pas. Elles ne cherchent pas à convaincre. Elles existent pour elles-mêmes, comme manifestation d’une puissance sociale diffuse, désaffiliée, spontanée, presque automatique.
Sociologiquement, les profils sont connus. Jeunes, hommes, issus des quartiers populaires, souvent mineurs ou jeunes majeurs, en groupe, mobiles, dissimulés derrière la masse. Ce ne sont pas des supporters. La Ligue des Champions est bien le dernier de leur souci. Ils viennent pour occuper l’espace, pour tester les limites, pour redistribuer symboliquement un pouvoir qu’ils estiment confisqué. Pas par le club. Par la société.
C’est là que réside le paradoxe : le football ou toute autre manifestation populaire devient un prétexte pour remettre en jeu un ordre social que ces gens considèrent comme illégitime et dont ils estiment être les victimes. Leur rapport à la loi n’est pas frontalement politique. Il est mimétique. Ils rejouent dans la rue ce que leur musique, leurs professeurs, leurs grands frères, le système dans lequel ils évoluent leur a appris : la conquête sans dialogue, la puissance sans structure, l’accès sans contrepartie.
Une société en mode passif
L’élément le plus frappant n’est pas la violence elle-même. C’est l’apathie qu’elle génère autour d’elle. À aucun moment, le désordre ne déclenche de réaction à la hauteur. Les autorités se contentent d’ »appels au calme ». Les arrestations sont marginales, les poursuites rares, les condamnations faibles. L’État régule sans gouverner, amortit sans trancher. Il ne veut pas de crise. Il veut de la continuité.
L’opinion publique suit. Lassée, habituée, anesthésiée. Une partie refuse de voir. Une autre comprend trop bien. Une dernière trouve des justifications structurelles. Mais aucune force sociale ne semble capable d’imposer un seuil d’inacceptabilité. La violence urbaine est devenue un fond de scène. Un bruit. Une oscillation normale du réel.
À l’étranger, ces scènes circulent en boucle. Caméras de surveillance, vidéos de pillage, selfies de délinquants, feux de poubelle : la France n’a pas seulement perdu le monopole du bon goût, elle a perdu le monopole de l’autorité. Pays touristique, puissance nucléaire, modèle républicain — incapable de sécuriser un match, un défilé, une célébration.
La répétition de ces épisodes détruit un capital symbolique. Elle inscrit l’idée que le territoire français est, à intervalles réguliers, incontrôlé. Pas par faiblesse militaire. Par abandon politique.
À qui s’adresse la haine ?
Ces violences ne sont pas aléatoires. Elles ne sont pas simplement opportunistes. Elles ne sont pas, comme on le répète souvent, « sans but ». Elles traduisent une pulsion dirigée, même si son objet n’est pas toujours clairement identifié. Ce n’est pas la fête qui les déclenche, c’est l’occasion de déverser une hostilité accumulée.
Il y a bien une haine. Mais elle ne vise pas une personne en particulier, elle vise une structure invisible. Une société imaginaire, un « système », que l’école et les médias présentes comme lointain, méprisant, indifférent. Une société qui donne peu, exige beaucoup, et regarde avec condescendance. Le policier n’est qu’un uniforme. Le commerçant, une figure symbolique. La voiture brûlée, un totem. Les cibles ne sont pas choisies pour ce qu’elles sont, mais pour ce qu’elles représentent : l’ordre, la propriété, la réussite, la distance, l’autochtone, le présumé dominant.
Ceux qui frappent veulent, au fond, renverser symboliquement un monde auquel ils n’appartiennent pas. Non pour le reconstruire, mais pour le fissurer. Ce n’est pas une haine révolutionnaire. Ce n’est pas une demande. C’est un rejet brut, parfois quasi esthétique, du cadre.
La violence est alors une langue. Une manière de s’inscrire dans l’espace, même fugitivement. Une forme d’existence imposée par le bruit, la casse, la sidération. Le message n’est pas articulé. Mais il est lisible :
“Je suis là, je déteste ce que tu es, et tu n’y peux rien.”
Et la société, en face, n’a pas de réponse claire à lui opposer. Elle excuse, minimise, détourne le regard, par peur d’accepter son propre échec.
La gestion de la violence par l’évitement
L’explication officielle alterne entre deux récits. Le premier, moral : il ne faut pas « stigmatiser ». Le second, technique : il faut « mieux encadrer ». Aucun ne touche au noyau dur : le relâchement de l’autorité, l’échec de la société archipel, l’abdication de la réponse pénale, l’incapacité à nommer les faits. Les profils sont connus, les zones, les comportements, prévisibles, et pourtant, à chaque fois, cela se reproduit. Le pouvoir délégué aux marges.
Le lien entre liesse et pillage ne se fait pas par hasard. Il s’inscrit dans un imaginaire social délité où toute fête massive devient une autorisation temporaire de désordre. Le droit s’efface, le rapport de force domine, la foule remplace l’État.
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