L’annonce d’une nouvelle montée des tensions entre l’Inde et le Pakistan ne provoque plus d’onde de choc. Quelques jours après le massacre de 26 civils hindous dans la vallée de Pahalgam, attribué à des groupes séparatistes supposément soutenus par Islamabad, New Delhi suspend le traité des eaux de l’Indus, ferme ses frontières, expulse des diplomates, et mobilise ses troupes à une échelle inédite depuis Kargil. Le conflit n’est pas encore déclaré, mais il est déjà dans les esprits : probable, prévisible, presque logique. Deux puissances nucléaires, deux nationalismes historiques, une nouvelle guerre à l’horizon.
La guerre comme décor
Ce qui frappe n’est plus tant la guerre elle-même, que la manière dont elle s’installe sans surprise dans la structure du monde. L’Inde et le Pakistan, Israël et la Palestine, l’Ukraine et la Russie, la RDC et le Rwanda : autant de foyers simultanés, étalés, presque synchronisés. Dans la guerre russo-ukrainienne, on ne cherche plus la fin, mais un nouveau front. À Gaza, Israël avance ses lignes et le monde détourne les yeux. En Afrique centrale, la logique militaire remplace la diplomatie. La guerre n’est plus l’interruption de l’ordre. Elle est son prolongement.
On pensait la guerre comme exception. Elle est devenue la condition. Le décor. Le fond d’écran du présent.
La banalité armée du mal
Hannah Arendt, en conceptualisant la « banalité du mal », identifiait ce glissement dangereux où l’horreur cesse d’être ressentie comme telle. Non pas parce qu’elle devient acceptable, mais parce qu’elle devient régulière. Le mal ne choque plus quand il se répète. Il s’intègre, se digère, se normalise. Il devient méthodique, administratif, propre sur lui. Aujourd’hui, c’est le conflit qui se banalise : l’indignation s’épuise, l’intérêt décroît, l’empathie s’atrophie. La guerre n’est plus un scandale. C’est une rubrique.
Le corps humain s’adapte à l’insupportable. Le corps politique aussi.
Un monde désaccordé
Les philosophes du XXe siècle voyaient dans la guerre le point ultime de désaccord entre les peuples. Aujourd’hui, elle est le point d’accord des puissances. Elle permet de redéfinir les frontières, de souder des majorités, de relancer les industries. C’est un levier. Un discours. Une scène utile. Giorgio Agamben évoquait l’« état d’exception » comme mode de gouvernement. On y est. L’exception est permanente, et l’ennemi est toujours prêt, désigné, utile.
La guerre n’a plus besoin de raison : elle a sa logique propre, ses rituels, ses chiffres, ses échéances. Elle devient prévisible comme une campagne électorale.
Attention, nous ne vivons pas la période la plus violente de l’histoire de l’humanité. Loin de là. Le XXe siècle a connu des hécatombes industrielles, deux guerres mondiales, des génocides de masse, des régimes totalitaires aux ambitions planétaires. Même le Moyen Âge, dans sa rudesse, fut traversé par des conflits bien plus meurtriers en proportion. La violence actuelle est moindre en volume absolu. Ce qui frappe aujourd’hui, ce n’est pas la quantité, mais la forme. Sa texture. Sa distribution. Sa trahison.
Car cette violence-là ne devait plus arriver. Elle survient là où elle avait été prétendument éradiquée : dans un monde qui avait théorisé sa propre pacification. On nous avait promis autre chose. La fin de la guerre comme moyen de régulation. La démocratie comme antivirus. Le commerce comme vecteur de paix. L’histoire comme courbe ascendante. C’était l’hypothèse Fukuyama, le doux récit d’un capitalisme globalisé qui dépolitise les nations et dissout les passions identitaires. Le retour de la guerre, même à intensité modérée, invalide cette narration.
Ce n’est donc pas tant la guerre qui est nouvelle, c’est le sentiment de trahison. Une guerre en Afrique ou en Asie n’étonnait pas dans les années 1970. Aujourd’hui, elle crée un trouble métaphysique. Elle dément le contrat tacite signé avec la modernité : plus jamais ça, disait-on. Et pourtant. Ça revient. Sous d’autres formes, avec d’autres justifications, mais toujours la même mécanique : lignes de front, bombardements, purges, propagande, souffrance.
L’humanité n’a pas régressé. Elle a déçu ses propres projections.
La fatigue de la paix
Il y a, dans ce moment global, une fatigue de la paix. Elle demande trop : compromis, diplomatie, lenteur, concessions. La guerre, elle, propose des réponses simples, des coupables visibles, des drapeaux à agiter. Elle évite la nuance. Elle satisfait l’instinct. Et surtout, elle est compatible avec les flux : flux médiatiques, flux numériques, flux d’indignation programmée.
L’Inde et le Pakistan rejouent leur vieille rivalité, mais dans un monde qui ne croit plus à la paix durable. Ce n’est plus l’apocalypse qu’on redoute, c’est l’indifférence généralisée. Une guerre éclate, et personne ne se lève de table.
Le réel s’est durci. Il ne surprend plus. Le bruit des bombes est devenu un fond sonore. La guerre n’est plus un cri, c’est un murmure continu.
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